Voici l’extrait d’un roman post-apocalyptique paru en 1943. Dans une société technologiquement asservie, après une panne généralisée, un étudiant parisien quitte la capitale en flammes pour descendre vers la Provence et repartir à zéro.
La description de l’appareil, ci-dessous, est saisissante !
« La nuit cernait de tous côtés les dernières flammes de l’Ouest. François tira du dossier de son fauteuil le lecteur électrique et coiffa l’écouteur. La Compagnie Eurasiatique des Transports avait installé un de ces appareils sur chaque siège pour permettre aux voyageurs de lire la nuit sans déranger ceux de leurs voisins qui désiraient rester dans l’obscurité.
Une plaque extensible, que chacun pouvait agrandir ou rapetisser au format de son livre, s’appliquait sur la page et, dans l’écouteur, une voix lisait le texte imprimé. Cette voix, non seulement lisait Goethe, Dante, Mistral ou Céline dans le texte, avec l’accent d’origine, mais reprenait ensuite, si on le désirait, en haut de chaque page, pour en donner la traduction en n’importe quelle langue. Elle possédait un grand registre de tons, se faisait doctorale pour les ouvrages de philosophie, sèche pour les mathématiques, tendre pour les romans d’amour, grasse pour les recettes de cuisine. Elle lisait les récits de bataille d’une voix de colonel, et d’une voix de fée les contes pour enfants. Au dernier mot de la dernière ligne, elle faisait connaître par un « hum-hum » discret qu’il était temps de changer la plaque de page.
Cet appareil n’eût pas manqué de paraître miraculeux à un voyageur du XXe siècle égaré dans ce véhicule du XXIe. Le fonctionnement en était pourtant bien simple. La plaque, sensible à l’encre d’imprimerie, était branchée sur un minuscule poste émetteur de télévision installé dans le dossier de chaque fauteuil. Ce poste transmettait automatiquement l’image de la page au Central de Lecture de la Compagnie Eurasiatique des Transports, dans la banlieue de Vienne. Des cloisons insonores divisaient l’immeuble du Central en une dizaine de milliers de minuscules cabines. Dans ces dix mille cabines, devant dix mille écrans semblables, étaient enfermés dix mille lecteurs et lectrices de tous âges et de toutes nationalités.
Des standardistes polyglottes triaient les réceptions, les branchaient par langues sur des sous-standards qui les distribuaient ensuite par genre littéraire. Il ne fallait guère plus de quelques secondes pour que l’image de la page arrivât au lecteur compétent, qui se mettait aussitôt à lire dans le ton dont il était spécialiste. Un tel larmoyait pendant huit heures sur des ouvrages sentimentaux. Telle autre souriait à longueur de journée dans sa solitude, pour lire avec grâce des conseils de beauté.
C’était, en somme, une parfaite, mais banale installation de télélecture, comme il en existait environ une dizaine en Europe, à l’usage des vieillards dont la vue baissait, des aveugles, et des solitaires qui désiraient se donner à la fois la compagnie d’un livre ami et celle d’une voix humaine. »
Extrait de Ravage de René Barjavel, 1943. Un des premiers romans fantastiques que j’ai découverts à l’adolescence, sans doute mon préféré. Ses autres livres m’ont aussi beaucoup marqué (La nuit des temps, une rose au paradis, Le grand secret…). Et il est drômois…