Sur place ou à emporter ?

Jo a faim. Et c’est de plus en plus difficile de trouver un bon restau en ville. Depuis les premiers temps la situation a bien changé. Le gibier se fait rare dans les  rues désertes : rassemblements interdits, restaurants et salles de concerts vides et saccagés. Les vivants se terrent dans des camps de réfugiés. Ils ont isolé le quartier ancien de la ville à l’aide de barricades de véhicules renforcées de tôles et de gros plots de béton mais se sont ainsi coupés du monde. Poussés par la faim, ils tentent de fréquentes incursions hors de leur ghetto, qui aux yeux éteints de Jo fait office de garde-manger. Certaines nuits, de la nourriture s’en échappe, par grappes de quatre ou cinq proies, qu’il piste avec ses potes. Enfin ses potes… ses congénères, compagnons d’errance hier inconnus, demain oubliés, animés comme lui par la faim mais sans aucune conversation, aucun sens du partage. Une fois le gibier flairé, c’est chacun pour soi. Pas de stratégie. A la fin, la faim l’emporte sur les potes.

C’est que dehors, Jo et ses congénères sont omniprésents, occupant le territoire, sentinelles aveugles, amnésiques, errantes et affamées. Aveugles mais pas anosmiques ni sourdes. Et encore moins végétariennes. Et, dans l’ensemble, animés par une colère froide et d’une violence aveugle. Leur population, en expansion continuelle, a permis de classer en quelques mois  les quadrupèdes (en tout cas les plus gros, les plus faibles et les moins rapides) au rang des espèces disparues. Et les humains au rang d’espèce menacée. De chouettes gars en somme !

Leurs proies, pour atteindre les stocks de nourriture « spécial vivant » tant convoités, palettes de conserves soigneusement empilées dans des hypermarchés et des entrepôts en dehors de la ville, sont obligées de sortir du garde-manger et de traverser les lignes ennemies, comme aux échecs. Mais ici la règle est plus simple : Tous les zombies se ruent systématiquement sur le premier humain qui bouge. Et en font des chips.

Le gibier convoite aussi la végétation, qui pousse anarchiquement depuis que les jardiniers se sont faits survivants ou carnivores. Fruits, légumes, tubercules, tout prolifère dans un joyeux fouillis, arrosé copieusement par les pluies gorgées de pesticides.

C’est derrière le mur d’un petit jardin qu’attend Jo. Il a repéré la veille son gibier qui venait y faire provision de pommes de terre. Il l’a observé un moment, se demandant ce que la proie pouvait faire ainsi, à gratter la terre entre les larges dalles de pierre. Il est rentré dans le jardin après son départ mais n’a rien vu d’intéressant et l’attend depuis, immobile, entre deux tombes, comme un jouet aux piles déchargées.

Vers minuit, un corps saute agilement du mur à quelques mètres de Jo, qui reste immobile et silencieux, aux aguets. Un deuxième en tombe, et s’écrase sur une pierre tombale dans un vacarme qui réveillerait tous les morts de l’endroit s’il s’en trouvait encore, Jo mis à part. Mais les anciens locataires se sont fait la malle, si on peut en juger par les taupinières sur certaines parcelles herbues et par les dalles de toutes les tombes,  rejetées sur le côté.

-         Aaaah, ma cheville ! Aide-moi, au lieu de me regarder comme un con !

Mais ce n’est pas le blessé que son comparse regarde fixement, c’est Jo, qui, juste derrière lui, émet un Ooooompf de satisfaction.

Puis la proie effrayée tourne les talons et s’enfuit comme un lapin entre les stèles, abandonnant son compagnon qui se tient la jambe en hurlant. Les vivants non plus ne sont pas très solidaires. Jo, qui déteste le fast-food, se désintéresse du fuyard. Un autre repas l’attend, servi sur un plateau de marbre.

C’est bien connu, dans ce genre d’endroit la nourriture n’est pas toujours très fraîche.



Sutures

-         Mets ton doigt ici !

Obéissant à la voix, qui claque comme un ordre bien que douce et posée, Jo appuie son index gauche à la jointure de son épaule droite pour que la vieille femme puisse achever le nœud de ses sutures.

-         Avec ça, ton bras sera comme neuf. J’ai recousu les tendons et les tissus et mis du baume sur la plaie pour que la cica… et flûte, mais pourquoi je te parle, moi ? C’est réparé et puis c’est tout !

Quand le zombie toque chez elle quelques instants plus tôt, un bras sous le bras, fort mal en point après ses dernières mésaventures, il ne sait pas ce qu’il fait là. La femme qui lui ouvre lui semble familière, mais impossible de se souvenir. Un chat couvert de bandelettes feule, passe entre les jambes de Jo et se sauve dans la ruelle plongée dans l’obscurité en profitant de la porte entr’ouverte. Sans rien dire, l’aïeule s’efface devant ce nouveau visiteur, l’allonge sur une table et sort du fil et une aiguille. Impressionné autant par la vieille que par le capharnaüm qui règne à l’intérieur de sa boutique, Jo n’ose plus bouger un tendon.

-         Ça va piquer !

-         Hoooompf !

-         Vous venez d’où ?

-         Hoooooooompf.

Dans ce seul geignement, long d’une bonne vingtaine de secondes, mais qui dans son esprit dure des heures, Jo lui raconte tout, sa vie avant et depuis l’incident. Curieusement, il se souvient vraiment de tous les détails de sa vie précédant la catastrophe, de l’homme qu’il était, de celle qu’il aimait. Il raconte la catastrophe, la contamination. Il n’a aucun mal à faire remonter les évènements à fleur de mémoire et s’émerveille de sa conscience et de son élocution retrouvées. Il poursuit son récit par tous ces innocents qu’il a tués depuis, semble en éprouver du remord, achève sa confession par les évènements de ces derniers jours, jusqu’à la virée dans la piscine suivie de ce stupide accident dans le brouillard. La vieille, penchée sur son ouvrage, a visiblement tout compris, puisqu’elle lance, laconique :

-         Quelle idée de faire du stop une nuit de brouillard en rase campagne !

-         Hoooompf !

Curieusement, il s’est confié spontanément à elle plutôt que de la déchiqueter, alors qu’il ne l’a vue qu’en songe et la connaît à peine. Elle ne le met pas mal à l’aise, pourtant il ne sait pas dans quelle catégorie la classer. Sans doute est elle comme lui un cas à part, mais chez les vivants. Elle respire, mais ne se comporte pas avec lui en chasseur, et il ne lui viendrait pas à l’idée de la considérer comme un gibier. De la vieille dame émanent en ce moment des hormones apaisantes, mais elle dégage aussi une impression de force, de bravoure et de ténacité.

-         Z’avez foutu un sacré bordel, en ville, va falloir qu’y se calment, tes potes, c’est jamais bon pour le commerce…

-         Hooooompff, est la seule réponse d’un Jo contrit.

-         Voilà ! Tu peux enlever ton doigt.

Il fait partie de ceux, et ils sont légion, qui n’ont jamais rien pu refuser à la guérisseuse. Jo baisse la main.

-         Hoompf !

-         De rien.

Elle l’aide à rajuster son bustier, change un bouton, reprise le col en quelques coups d’aiguille supplémentaires et le raccompagne à la porte. Après quelques mètres dans la ruelle, il se retourne et fait un signe de remerciement à la vieille femme, qui le regarde s’éloigner dans la nuit depuis le perron de son magasin. Puis il s’éloigne, la démarche chaloupée, ayant déjà oublié cette visite, la vieille, l’épisode de la piscine, ainsi que tout le reste. Le charme n’aura opéré qu’un instant.

Mademoiselle Abigaël lui rend son signe d’adieu et rentre se mettre au chaud dans sa boutique en attendant le prochain client. C’est que c’est pas Jo qui va faire bouillir sa marmite !

Le zombie, rafistolé, repart en titubant, sans remarquer la phalange qui manque à l’un de ses index décharnés.

Prisonnière du nœud, elle est désormais greffée à son épaule.



Haut-vol

Jo est adepte de la pensée unique. Ou plutôt incapable d’en avoir deux en même temps, ni d’affilée. Et il les oublie au fur et à mesure qu’elles lui passent par la tête. Ce qui fait qu’il hésite sans cesse, semble souvent plongé dans des abîmes de réflexion et change constamment de direction, car d’idée. Ce matin il a suivi un rat, puis, distrait par un de ses congénères, l’a accompagné jusqu’à la bibliothèque, avant de s’arrêter pour contempler de ses yeux morts l’astre du jour dont il sentait la douce chaleur sur sa peau parcheminée. Un autre rat l’a tiré de sa torpeur, et Jo l’a pisté jusqu’à l’autoroute encombrée de carcasses de voitures et de tôles éventrées, vestiges d’un bidonville abandonné, où il l’a perdu. Son odorat l’a informé qu’un vivant s’était tenu à cet endroit quelques instants plus tôt. Il a pisté l’odeur caractéristique de la peur mais l’a perdue aux abords d’une zone industrielle.

Après avoir erré sans but, Jo se retrouve maintenant devant la piscine municipale, désaffectée depuis longtemps. Une étrange sensation s’empare de lui, faite d’images colorées, d’odeurs chlorées et de sons aigus. Des voix d’enfants. Il se souvient avoir fréquenté cet endroit. S’y être… baigné ? Le mot se forme à son esprit mais ne prend pas sens.

Poussé par une curiosité insatiable, morbide, il monte quelques marches, entre dans le hall de la piscine, s’engouffre dans les vestiaires. Il a instinctivement choisi le côté des garçons. Ou est-ce du hasard ? Une chance sur deux…

Les odeurs ont changé, l’endroit est silencieux et sombre. Mais Jo avance sans une hésitation, comme s’il connaissait les lieux. Il gravit des escaliers, s’aidant pour cela d’une rampe mal scellée, s’arrête sur une plateforme. Dans sa mémoire scintille à présent une galette dorée, gravée à son nom. Une médaille de plongeon de haut-vol. Il ne se souvient plus où il l’a obtenue, ni quand, ni ce qu’elle représentait pour lui, ni ce que signifient ces symboles sur l’une de ses faces. Elle scintille juste devant lui, suspendue dans l’air à quelques mètres de sa tête. Mu par une impulsion subite, il s’avance pour la saisir, puis étend les bras.

Et plonge la tête la première du haut du plongeoir de 10 mètres. Un plongeon parfait, sans aucun remous.

Dans une piscine vide.

Franchement, sur le moment, Jo, qui par chance ne s’est cassé que le radius, ne voit pas l’intérêt de l’exercice. Il se relève avec difficulté, remonte la pente douce en chancelant et sort par le petit escalier du petit bain. A présent, il a déjà oublié l’accident. A cet instant précis, il n’a plus qu’une obsession, plus qu’une idée en tête : trouver du gibier.

La natation, ça creuse…



Salle des pas perdus

 La salle des pas perdus de l’hôpital porte décidément bien son nom. Elle est remplie de zombies qui errent, le regard éteint et la démarche chancelante, perdus pour la science comme pour la psychiatrie, condamnés pour l’éternité à faire les cent pas dans ce hall entre les brancards et les fauteuils roulants renversés, avec l’allure de patients attendant des soins qui ne viendront jamais et dont ils n’ont de toute façon plus besoin. Certains ne portent sur eux qu’une blouse d’hôpital, ouverte sur leur dos squelettique, dévoilant leur bassin saillant et leurs fesses tombantes, fripées et grisâtres comme de la peau de vieil éléphant. D’autres encore sont en uniforme de médecin ou d’infirmière. Une vieillarde momifiée rampe sur le sol glacé, traînant derrière elle une potence le long de son tuyau. Un homme, l’air très digne, attend devant les ascenseurs éteints, un bouquet de fleurs séchées à la main, la carotide déchiquetée. Tous sont piégés là depuis l’évènement par les grandes portes vitrées qui, faute de courant, ne veulent plus s’ouvrir et les laisser sortir. Quand ça s’est déclenché, ils se sont rapidement entretués puis entredévorés, et depuis ils errent sans but, attendant la prochaine proie, la prochaine odeur de chair humaine, le prochain bruit.

Au fond de la grande salle se trouve un long couloir, qui desservait les bureaux des médecins mais aussi la pharmacie, réserve de drogues et médicaments en tout genre.

Au bout de cet immense couloir, Jo progresse lentement. Il est rentré par la petite porte entr’ouverte qu’un groupe de vivants a crocheté et oublié de refermer quelques instants plus tôt. Jo les suit à la trace depuis ce matin et les effluves des phéromones de la femelle l’ont mené jusqu’ici.

Au moment où Jo, chancelant, arrive au milieu du couloir, odorat en alerte, il se retrouve nez à nez avec deux mâles et une femelle qui sortent de la pharmacie, un gros sac chargé de médicaments derrière eux. Jo tente l’accolade avec le premier, mais celui-ci, certainement le dominant, le repousse avant de lui enfoncer un objet long et pointu à travers le torse, créant un trou de plus dans le bustier, qui en a déjà subi bien d’autres. Jo claque des dents à quinze centimètres de la gorge de sa proie, dont la barre de fer reste coincée entre les côtes du zombie.

-         Jim !

Clac ! Dix centimètres…

-         Tirez-vous !

Clac ! Cinq petits centimètres.

Mais le deuxième homme et la femme n’ont pas attendu son conseil et courent en direction d’une porte à double battant, au fond du couloir, tenant leur imposant sac entre eux.

Clac !

Jo, un morceau ensanglanté de la gorge de Jim entre les dents, lâche le corps qui choit, privé de toute vitalité, son cou laissant jaillir un geyser de sang. Le pied de biche toujours fiché en travers du thorax, le zombie se lance à la poursuite des deux autres fuyards.

Ces derniers poussent de concert la porte à double battant, qui s’ouvre à la volée, et un hurlement d’épouvante. Derrière, alertés par le bruit, une centaine de têtes se tournent dans leur direction, les fixant de leurs yeux éteints. Les vivants, comme hypnotisés, se figent. Les morts, comme réveillés, se meuvent. Le repas est servi.

-         Chris, attention !

Le garçon sent le souffle de Jo sur sa nuque, aussitôt suivi d’une vive douleur entre les côtes. Jo, dans une étreinte obscène, vient de lui rendre son pied de biche. Chris, en état de choc, baisse le regard sur la pointe qui dépasse de sa poitrine, puis sombre dans l’inconscience et glisse sur le sol, libérant Jo de cette barre qui ralentissait sa progression et gênait ses mouvements.

La fille, dans l’embrasure de la porte, se recroqueville en position fœtale, les mains sur les oreilles, les yeux clos. Elle pousse un hurlement strident qui s’achève en gargouillis imperceptible tandis qu’elle exhale son dernier souffle. Déjà la troupe hospitalière s’égaye par cette nouvelle issue, trouvant naturellement la délivrance tout au fond du couloir, dans une grande lumière vive. Jo, bousculé par le flot de ses congénères, se retrouve lui aussi poussé vers la sortie. De toute façon, il a déjà oublié ce qu’il faisait là. Chacun au passage prélève une part du festin. Il n’en restera rien.

En fait, c’est pas si long, l’attente, aux Urgences…



Zombie, zombie, zombie…

Jo a peu de souvenirs de l’évènement, ni de sa vie telle qu’elle était avant, ce qui lui évite regrets ou remords, joie et peine. Ni beaucoup de celle d’après, celle de maintenant. Ses journées et ses nuits se résument à une perpétuelle fuite en avant à la recherche de nourriture, et en arrière à la recherche d’une planque. Chacune efface la précédente. Seule la sensation de faim revient, familière, rythmer son existence.

De son passé de vivant, Jo se rappelle par brefs moments avoir fait pas mal de petits boulots bien qu’il ait oublié lesquels, le fait qu’il aimait lire, même s’il ne sait plus ce qu’est un livre, qu’il séduisait les filles, qu’il jouait de la musique. Même si désormais les rares filles qu’il croise s’enfuient à son approche et si c’est toujours la même ritournelle qui tourne en boucle dans son esprit. Un vieil air qu’il écoutait dans son MP3 en faisant le ménage dans la grande salle quand l’explosion et la fuite ont eu lieu au laboratoire de la Centrale, les intoxiquant, lui et une bonne trentaine d’ouvriers.

On les renvoya chez eux comme si de rien n’était après une simple piqûre, moult bandages et un contrat de non-divulgation de l’incident en échange d’une modique somme d’argent que tous acceptèrent, mais certains des ouvriers décédèrent dans les trois heures, d’autres en moins d’une journée et tous développèrent l’état dans lequel Jo et tant de monde se trouvent aujourd’hui, et le transmirent à leurs proches, à leurs voisins. En quelques heures, quelques jours, des milliers d’autres furent contaminés par un mystérieux virus, en quelques semaines ils se comptèrent en millions et bientôt le monde entier ne fut plus que chaos, vivants et morts s’entretuant sans pitié. Fin de l’histoire…

Mais pour Jo, un des rares souvenirs de l’évènement et de la période qui s’ensuivit est cet air, qui depuis joue dans sa tête comme un acouphène incessant :

Zombie, zombie, zombie….

….



Reflets d’outre-mort

Depuis l’incident, le monde de Jo est divisé en deux catégories.

Ses congénères zombies, dont il évite le contact, faute de conversation intéressante. Leur principal sujet de préoccupation est de manger ou d’arracher son morceau de chair à un autre zombie en plein repas.

Les vivants, qui se divisent en 2 parties, chasseur et gibier,  dont la frontière n’est pas très nette et peut évoluer rapidement. Un vivant peut passer instantanément de l’une à l’autre, sans prévenir. Mais les deux ont le même goût, peut-être un peu plus relevé pour l’une des deux catégories, celle qui court mais qui a peur.

Le gibier suinte la peur à des kilomètres. Les animaux ont presque entièrement disparu, tandis que le gibier humain est de moins en moins nombreux à mesure qu’il se fait attraper par Jo ou un de ses congénères. Dans ce cas, le malheureux humain peut alors à son tour évoluer en deux sous-groupes : finir vraiment mort et dévoré, ou devenir à son tour un zombie. Tout dépend dans ce cas de ce qui reste du malheureux et de sa cervelle. Le gibier est en général facile à attraper, chacun des individus le composant se détachant tour à tour de la sécurité que leur apporte le nombre. Il suffit d’être patient.

Le chasseur quant à lui est à fuir absolument. Souvent se déplaçant en bandes, mais pratiquement exempts de peur, ces vivants traquent Jo et ses semblables mais fichent aussi la trouille au gibier, semant une confusion monstre. Ils sont capables de vous décapiter d’un coup de sabre, d’exploser le reste du contenu de votre boîte crânienne d’un coup de fusil, expédiant ce qui restait de votre âme, de l’essence de votre être, contenu dans le peu de matière cervicale que vous aviez sauvé jusque là, sur tous les murs des environs. Pour résumer, armé  et en bande le vivant est le chasseur, désarmé et seul, il est le gibier.

Jo se considère comme le seul membre d’une troisième catégorie à la frontière entre les autres : Lui-même.

Et puis, plus fort que tout, omniprésent, il y a ce besoin viscéral qui lui fait perdre toute lucidité, oublier tout le reste : LA FAIM.

D’ailleurs Jo en est là de sa réflexion qu’il se retrouve devant un spécimen de vivant lui aussi à cheval entre les genres. Il se rassure faussement derrière une batte de base-ball, mais il sue la peur. Et il est seul. Erreur.

Il est grand temps de passer à table…



Lectures

Quand le sang ne circule plus, les nuits sont fraîches, se dit Jo, en jetant du combustible dans le feu afin de le raviver. Il a trouvé refuge pour la nuit dans une vieille bibliothèque désaffectée inoccupée depuis longtemps. Quand il pénètre au centre de l‘énorme bâtiment encore garni d’immenses rayonnages de livres, meurt pourtant un petit feu de braises, preuve d’un récent passage de vivants. Chouette, si ça se trouve, c’est le gibier qui reviendra à lui. Quant à ses congénères, ils doivent être en chasse, il se pourrait qu’il en croise quelques-uns pendant la nuit. Mais pour l’instant il n’a pas faim. Il veut juste se protéger de ce froid qui l’envahit un peu plus chaque nuit depuis l’incident.

Sur l’âtre renaissant, il jette un par un de gros livres, aux couvertures ornées de symboles et de dessins qu’il ne comprend pas. Qu’il ne comprend plus. Il se revoit en train de manipuler ces objets, dans son autre vie, y trouver du plaisir. Il les ouvre et scrute intensément tous les minuscules caractères des pages du livre, comme dans ses souvenirs, sans pouvoir deviner le moindre usage, donner la moindre signification à ces gestes. Sans plus aucun sentiment.

Il se fournit dans le rayon fantastique. Shining, Ravage, 1984, La nuit des temps, Joyland, Sutures, Les Contes du Grand Veneur, les titres défilent dans ses mains, vides de sens, et vont rejoindre le brasier qui grossit, l’emplissant d’une douce chaleur. De temps en temps il en ouvre un au hasard, mais échoue à déchiffrer les idéogrammes tracés sur le papier. On s’occupe comme on peut en attendant la faim. Il essaye même d’en mâchouiller quelques pages mais l’opération s’avère sans aucun intérêt.

Il marque un temps d’arrêt sur Farenheit 451, en voyant les flammes peintes sur la couverture, puis finit par le jeter aussi dans les flammes, ainsi qu’un roman nommé Frankenstein dans son édition ancienne et un épais volume du Trône de fer.

Les nuits sont froides dans la mort.

Un bruit métallique, le son étouffé d’une voix dans le couloir de la bibliothèque. C’est certainement son prochain repas, qui vient se livrer à domicile. Ça tombe bien, sa faim revient. Infemmes et sangsuelles et Le démon des morts rejoignent le brasier et Jo s’avance dans la pénombre à la rencontre de son visiteur.

C’est que la culture, cela ne nourrit pas son homme.



Coquetterie

A travers la vitrine du grand magasin, Jo observe son reflet dans le grand miroir dressé derrière les mannequins de plastique. Une parcelle d’intelligence en lui a reconnu le lui de sa vie d’avant. Le beau gosse de la fac. Une silhouette  crasseuse, ensanglantée, morcelée vient bien vite se substituer à cette vision, la silhouette du lui de maintenant. Il grogne en regardant ce front couturé de cicatrices, ces lambeaux de peau manquants à certains endroits de son visage, ce gros trou dans sa tempe par où fuit inexorablement l’intelligence et la lucidité qui lui restent, cette absence de nez, cette joue crevée dont un pan, racorni, pend encore sur son menton, ces cheveux brûlés par endroits,  collés en plaque à sa peau parcheminée. Toujours à travers le miroir, il s’attarde sur ses bras nus, osseux, examine muscles desséchés et tendons saillants, ce trou à la place d’un de ses biceps, en forme de mâchoire humaine, qu’il s’est auto-infligé un jour de grosse fringale. Il ne s’en souvient pas. Il a peu conscience de ce qu’il est, encore moins de ce qu’il était avant, à part lors de rapides et intenses flashes, comme à cet instant précis, devant le magasin. Mais ça ne dure jamais très longtemps et ne perturbe pas son occupation quotidienne : trouver à manger. Ces mains osseuses auxquelles il manque plusieurs phalanges, mais qui ont un jour, il s’en souvient, adroitement couru sur un de ces étranges meubles aux dents blanches et noires dont il ne se rappelle désormais ni le nom ni le son. Maintenant, ses ongles longs, ébréchés, terreux sont de dangereux rasoirs et de véritables nids à maladies mortelles. L’avantage, c’est qu’il a arrêté de se les ronger. Dans le miroir, il distingue enfin son ventre et comprend pourquoi il a toujours aussi faim, étant donné la largeur du trou duquel s’échappent quelques vers paresseux ainsi qu’un  bout d’intestin qui pend jusqu’à ses genoux. Jo s’efforce de l’y remettre, se tortillant comme pour réajuster les pans d’une chemise imaginaire dans son pantalon, avec l’air aussi gêné que si sa braguette était ouverte. D’ailleurs, celle-ci l’est mais ne dévoile depuis bien longtemps plus aucune intimité. Le reste du pantalon et les muscles de ses jambes sont complètement lacérés. Des lambeaux de tissu et de chair séchée pendent autour de lui en ribambelles brunâtres, virevoltant élégamment à chacun de ses mouvements.

Mu par un soudain réflexe, Jo pénètre dans le magasin pas la vitrine brisée, s’entaillant un peu plus les jambes. Est-ce un autre réflexe incontrôlé qui lui fait saisir un des simulacres de plastique, puis un autre, et leur arracher tour à tour la tête et les quatre membres, étonné lui-même de tant de facilité ?

Près de quatre heures plus tard, Jo ressort du magasin. On aurait du mal à le reconnaître. Il porte, devant derrière,  un pantalon de jogging enfilé par dessus l’ancien, dérobé à un des mannequins et un bustier serré à la taille volé à un autre, qui lui donne une silhouette vaguement féminine. Il a mis plus d’une heure à les enfiler, sans aucun souvenir de la marche à suivre. Et autant à boutonner le bustier, pour protéger sa cavité abdominale des évasions impromptues. Mais comme il a boutonné lundi avec mardi et jeudi avec samedi, des bouts d’intestins se font déjà la malle par les ouvertures. Et une déchirure dans la jambe du jogging, qui n’a pas résisté aux dents coupantes de la vitrine brisée, laisse de nouveau pendouiller les guirlandes de cuir le long de ses jambes. Ainsi vêtu, il pourrait lancer la mode « banlieue-chic-freak ».

Mais le summum du look, c’est le large chapeau de paille surmonté d’une grosse fleur de tissu rose dont il s’est affublé pour cacher son crâne défoncé et qui le classe désormais dans la catégorie « freak improbable ».

Il jette un dernier coup d’œil dans le miroir avant de repartir et d’oublier définitivement toute coquetterie pour aller assouvir sa faim naissante, ruinant du même coup son tout nouveau costume.

Après tout, il est encore pas mal…



Vibrations

Dissimulé derrière une poubelle, Jo termine son repas : Un avant-bras osseux qu’il arrache d’une torsion au coude auquel il était naturellement attaché, celui d’une ado maigrichonne au seuil du permis de conduire.

Il ne fait pas attention tout de suite à la vibration qui anime sa maigre pitance. Ce n’est qu’en voulant « nettoyer » les doigts qu’il découvre entre eux un objet rectangulaire aux bords arrondis, lisse et brillant. Un instant, il joue avec son propre reflet, sur la surface polie de la chose, qui se remet à vibrer. Effrayé comme seuls peuvent l’être en pareil cas un mort-vivant ou un pithécanthrope égaré dans notre siècle, mais ne se reconnaissant dans aucune des deux catégories, il jette le bras sur le trottoir. Le tâte du bout du pied et finit par le ramasser. La vibration étrange a cessé.

Il tente de séparer l’objet de son casse-croûte mais les doigts, crispés dessus par la mort, lui font une solide cage. Il en brise deux et les grignote rêveusement tout en examinant le curieux artefact, qui diffuse maintenant une étrange lumière. Jo garde froid le peu de sang qui reste encore dans les veines sténosées et appuie sur le pouce. La lumière change. Il effectue ce geste plusieurs fois, fasciné, et obtient le même résultat, faisant apparaître d’autres images en deux dimensions, photographies qui ne lui évoquent rien.

Alors qu’il bataille à désarticuler le pouce, l’objet vibre à nouveau. Jo arrête son geste. Appuie sur l’objet. Une voix s’en échappe, sans provoquer aucune réaction chez le zombie, toujours affairé à sa tâche, et qui en a oublié tout le reste.

- Cindy ? Cindy, c’est Maman. Réponds-moi, chérie, je suis inquiète, avec tout ce qui se passe, il fait nuit et…

- Craaac !

- Aaaah ! Cindy, c’était quoi ce bruit ? Réponds à maman, chérie…

Les tendons du pouce ont enfin cédé, libérant le mystérieux objet qui continue d’émettre une voix féminine angoissée, à laquelle Jo répond de temps en temps par une onomatopée que la mère de Cindy, au bord de la crise de nerfs, traduit tantôt par un oui, tantôt par un non mais qui n’est en réalité n’est que le grognement de satisfaction d’un zombie en cours de réplétion.

Jo a fini son repas. Il a sucé les os jusqu’à la moelle. Les larmes au téléphone se sont diluées dans le brouhaha de la cité. Reprenant son errance, il ramasse machinalement l’appareil et joue à appuyer dessus, tête baissée, les yeux rivés sur l’écran. Cette position est assez inconfortable,  et il percute souvent poteaux, murs et poubelles mais de temps en temps une nouvelle voix sort du smartphone, qu’il porte à son oreille pour écouter ce murmure dont il ne comprend désormais plus un mot mais qui l’apaise inexplicablement.

Et Jo remarque que tous les vivants qu’il croise sur sa route ont un pareil objet et continuellement les yeux rivés dessus. Stupéfait comme peut l’être un zombie, il découvre qu’alors, aucun ne fait plus attention à lui. Le cou ainsi tordu ou l’objet collé contre son oreille, il est totalement invisible à leurs yeux, même au milieu d’une foule.

La prochaine chasse sera plus facile. Tant qu’il reste de la batterie…



Crise de foi

Agenouillé devant l’autel, les mains jointes devant lui, Jo est en adoration, tourné vers la grande croix de bois sur laquelle un homme expie pour l’éternité les péchés des crédules passés, présents et à venir. Les vitraux éclairés par le soleil couchant nimbent l’endroit d’une lueur surnaturelle. Aurait-il trouvé la foi ? De son vivant il n’a jamais été bien croyant. Et vu le peu de cervelle qui lui reste… Ici, maintenant, Jo se sent désormais comme ce Jésus, adulé puis pourchassé. En vérité il parvient surtout à se souvenir de la période où il est pourchassé, et encore celle-ci ne s’étend-elle plus que sur vingt-quatre heures en arrière, tout au plus.

Et puis avec sa peau qui s’est tannée depuis l’évènement, les nombreuses nuits passées dehors dans le froid, sous la pluie, les multiples cicatrices qu’il a au front (et ailleurs) les trous dans ses mains, son flanc, ses pieds (mais aussi ses biceps, genoux, mollets, joue, boîte crânienne), Jo se trouve des ressemblances avec la statue qui tend les bras là-haut sur sa croix, promettant son sang et son corps. « Le corps du Christ ». L’expression le tire de sa rêverie et le ramène à des considérations bien plus terre-à-terre.

Agenouillé devant l’autel, en adoration devant un gros morceau de foie sanguinolent, Jo se remet à manger religieusement, sous le regard muet du supplicié cloué au-dessus de lui, les savoureuses parties du corps du bedonnant bedeau venu changer les fleurs pour la messe du lendemain.



Nuit d’ivresse

Jo sait qu’il ne devrait pas égorger ce clochard titubant qui retourne à son foyer de sans-abris en se tenant aux murs et en insultant le ciel et sa mère. Mais il a tellement faim.  C’est plus fort que lui. Le vieux ne crie même pas. Jo plonge ses ongles tranchants dans les carotides, aveuglé par le jaillissement pourpre, arrache des lambeaux de chair de la dépouille qui tiédit déjà, boit longuement, voluptueusement, le sang du vieillard à même sa gorge crasseuse. La tête lui tourne. Le voilà ivre-mort. Ivre-mort-vivant ! Deux neurones encore connectés dans le peu qui lui reste de cervelle trouvent le jeu de mots plaisant. Soudain son corps toujours agrippé à sa victime s’agite de soubresauts. Le voilà mort-vivant de rire, maintenant !

Jo ne parvient plus à attraper aucune proie et finit la nuit dans un caniveau, à vomir une nouvelle fois tripes et boyaux. Pas seulement les siens.

C’est décidé, il ne touchera plus jamais une goutte d’alcool.

Il s’enfonce dans le petit jour après avoir remis ses organes à peu près en place, en émettant un gémissement qui pourrait sans doute passer pour un rire aux oreilles de quelqu’un d’aussi saoul ou d’aussi mort que lui. Mais ce matin pour une fois sa démarche titubante n’effraie personne.



Manif pour tous

Un jeune homme en costume chic, le cheveu impeccablement gominé, l’air bien éduqué, descend la rue en courant vers la place où se tient le rassemblement, cramponnant une pancarte qui proclame :

Un enfant=un papa+une maman.

Alors qu’il passe à sa portée, Jo surgit de l’ombre et arrache d’un coup sec pancarte, main et bras jusqu’à l’épaule, sans un regard pour l’homme qui s’affale sans connaissance sur le trottoir, se vidant de son sang dans le caniveau, le costume même pas froissé.

Brandissant fièrement le bras qui tient encore la pancarte dont il ne comprend pas la signification, Jo se lance de son pas traînant en direction du cœur de la manif, tout en mâchant consciencieusement la viande qu’il rogne autour de la tête de l’humérus de son trophée.
Il est vite dépassé par d’autres jeunes, qui courent en riant vers la place avec d’autres pancarte et scandent des slogans qui n’ont aucun sens pour lui :

- Les pédés au bûcher ! Les…

Nul ne fait attention à lui. Comme son nom l’indique, la manif est vraiment pour tous ! Jo se mêle à la populace, profite de ce providentiel bain de foule, sans aucune crainte. Même avec le peu de matière grise qui lui reste, il sait qu’il devrait passer inaperçu, au milieu de tant de décérébrés.

 

 



Toujours prêt

De sa jeunesse chez les scouts, Jo ne se rappelle plus grand chose à présent. Surtout depuis qu’il est dans cet état. Un jour lointain, il a su faire des brelages, monter une tente en moins d’un quart d’heure, pêcher à la main et il pouvait reconnaître les traces de plus de 15 animaux sauvages. Sa chemise était ornée de nombreux écussons valorisant ses compétences dans tous ces domaines.

Maintenant, il ne sait plus rien faire de tout ça. Même pas tourner la molette d’un simple briquet pour allumer un feu. Heureusement que les braises de celui du camp rougeoient encore. Il n’a plus faim, à présent, mais il a si froid…

La seule chose qu’il n’a pas oubliée, c’est comment disposer les branches en pyramide pour que le feu prenne efficacement. Il commence à empiler de cette manière bras et jambes des scouts de la troupe au-dessus de l’âtre renaissant, tout en regardant le soleil se lever, nostalgique.

 



Rase campagne

- Qu’est-ce que c’était ? T’as senti ?

- Rien, ma caille, on a dû passer sur un nid-de-poule ! Arf !

- Rigole pas avec ça Albert, je crois bien que quelque chose s’est jeté sur le pare-brise.

- Un lièvre qui aura sauté un peu trop haut ou une branche, tombée d’un arbre au mauvais moment. En tout cas rien de sérieux, le pare-brise n’est même pas fendu !

- Ne plaisant pas avec ça, Albert. Et si c’était un être humain. Arrête-toi, il faut vérifier.

- M’arrêter ? Mais ça caille, ma caille, t’as vu où on est, là ? Et puis quel être humain normalement constitué viendrait se promener dans un  trou paumé pareil, par nuit de brouillard en plus ?

Jo regarda les phares décroître au loin. Il fit quelques mètres en titubant et ramassa son bras, arraché de l’épaule par la violence de l’impact et projeté dans le fossé. Dans le peu de cerveau que contenait encore sa boîte crânienne, l’image d’une vieille couturière au fond d’une laverie à l’ancienne scintilla un bref moment et s’éteignit, aussitôt remplacée par une obsession familière :
Manger.

Et arrêter l’auto-stop. Définitivement.

Son bras sous le bras, il se remit en quête de nourriture.



Devoir de citoyen

Jo est repu. Aujourd’hui c’est dimanche et il s’est posté toute la matinée dans la petite rue menant à l’école où la plupart des petits vieux du village sont consciencieusement venus voter, dès l’aube. Il a fait bombance.
C’est qu’il a un faible pour la cervelle de mouton.



12

Alunya |
Freewomen |
Laplumeduphenix |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | A Spotlight On Trouble-Free...
| Algorimes
| Methods to increase your we...