Sur place ou à emporter ? 8 novembre
Jo a faim. Et c’est de plus en plus difficile de trouver un bon restau en ville. Depuis les premiers temps la situation a bien changé. Le gibier se fait rare dans les rues désertes : rassemblements interdits, restaurants et salles de concerts vides et saccagés. Les vivants se terrent dans des camps de réfugiés. Ils ont isolé le quartier ancien de la ville à l’aide de barricades de véhicules renforcées de tôles et de gros plots de béton mais se sont ainsi coupés du monde. Poussés par la faim, ils tentent de fréquentes incursions hors de leur ghetto, qui aux yeux éteints de Jo fait office de garde-manger. Certaines nuits, de la nourriture s’en échappe, par grappes de quatre ou cinq proies, qu’il piste avec ses potes. Enfin ses potes… ses congénères, compagnons d’errance hier inconnus, demain oubliés, animés comme lui par la faim mais sans aucune conversation, aucun sens du partage. Une fois le gibier flairé, c’est chacun pour soi. Pas de stratégie. A la fin, la faim l’emporte sur les potes.
C’est que dehors, Jo et ses congénères sont omniprésents, occupant le territoire, sentinelles aveugles, amnésiques, errantes et affamées. Aveugles mais pas anosmiques ni sourdes. Et encore moins végétariennes. Et, dans l’ensemble, animés par une colère froide et d’une violence aveugle. Leur population, en expansion continuelle, a permis de classer en quelques mois les quadrupèdes (en tout cas les plus gros, les plus faibles et les moins rapides) au rang des espèces disparues. Et les humains au rang d’espèce menacée. De chouettes gars en somme !
Leurs proies, pour atteindre les stocks de nourriture « spécial vivant » tant convoités, palettes de conserves soigneusement empilées dans des hypermarchés et des entrepôts en dehors de la ville, sont obligées de sortir du garde-manger et de traverser les lignes ennemies, comme aux échecs. Mais ici la règle est plus simple : Tous les zombies se ruent systématiquement sur le premier humain qui bouge. Et en font des chips.
Le gibier convoite aussi la végétation, qui pousse anarchiquement depuis que les jardiniers se sont faits survivants ou carnivores. Fruits, légumes, tubercules, tout prolifère dans un joyeux fouillis, arrosé copieusement par les pluies gorgées de pesticides.
C’est derrière le mur d’un petit jardin qu’attend Jo. Il a repéré la veille son gibier qui venait y faire provision de pommes de terre. Il l’a observé un moment, se demandant ce que la proie pouvait faire ainsi, à gratter la terre entre les larges dalles de pierre. Il est rentré dans le jardin après son départ mais n’a rien vu d’intéressant et l’attend depuis, immobile, entre deux tombes, comme un jouet aux piles déchargées.
Vers minuit, un corps saute agilement du mur à quelques mètres de Jo, qui reste immobile et silencieux, aux aguets. Un deuxième en tombe, et s’écrase sur une pierre tombale dans un vacarme qui réveillerait tous les morts de l’endroit s’il s’en trouvait encore, Jo mis à part. Mais les anciens locataires se sont fait la malle, si on peut en juger par les taupinières sur certaines parcelles herbues et par les dalles de toutes les tombes, rejetées sur le côté.
- Aaaah, ma cheville ! Aide-moi, au lieu de me regarder comme un con !
Mais ce n’est pas le blessé que son comparse regarde fixement, c’est Jo, qui, juste derrière lui, émet un Ooooompf de satisfaction.
Puis la proie effrayée tourne les talons et s’enfuit comme un lapin entre les stèles, abandonnant son compagnon qui se tient la jambe en hurlant. Les vivants non plus ne sont pas très solidaires. Jo, qui déteste le fast-food, se désintéresse du fuyard. Un autre repas l’attend, servi sur un plateau de marbre.
C’est bien connu, dans ce genre d’endroit la nourriture n’est pas toujours très fraîche.